Raymond Schmittlein (1904–1974) : par Corine Defrance, chargée de recherche au CNRS / UMR IRICE (Universités de Paris 1, Paris IV et CNRS) Personnalité aujourd’hui presque oubliée en France, Raymond Schmittlein reste présent dans la mémoire balte. À l’occasion de la grande exposition des œuvres de Vytautas Kazimieras Jonynas à Vilnius, en 2007, a été présenté le portrait de Schmittlein réalisé par l’artiste en 1946. Les deux hommes s’étaient connus à Kaunas et liés d’amitié dans les années 1930, avant de se retrouver en Allemagne, dans la zone française d’occupation, au lendemain de la défaite du IIIe Reich. Si l’action que Schmittlein mena à la tête des services culturels du gouvernement militaire français en Allemagne est sans aucun doute le pan le mieux connu de son étonnant parcours, les années qu’il passa en Lituanie puis en Lettonie, comme enseignant et correspondant de l’agence Havas, de l’automne 1934 à janvier 1940 restent encore nimbées d’une part d’ombre. Les liens alors tissés entre le représentant des services culturels français à Kaunas et des intellectuels lituaniens devaient perdurer par-delà la guerre, faisant de Schmittlein un médiateur au parcours atypique entre la France et les pays baltes.[1] Vers Kaunas par les chemins de traverse Âgé de 30 ans, Raymond Schmittlein devint à l’automne 1934 le premier lecteur français à l’université de Kaunas. Encore professeur au lycée de Chartres, il venait sur les conseils de ses « maîtres », le germaniste Ernest Tonnelat de la Sorbonne et le linguiste Émile Benveniste du Collège de France, d’entreprendre un doctorat, quittant le coeur de la germanistique pour ses « marges » – les études baltes : il se proposait d’étudier la toponymie et l’onomastique lituaniennes[2]. C’est pour mener à bien son enquête de terrain, qu’il sollicita auprès du ministère des Affaires étrangères à Paris le poste de lecteur français qui venait d’être créé à Kaunas, témoignant de l’intérêt croissant de la diplomatie française pour la Lituanie, après les longues tergiversations des années 1920. En effet, le soutien français à la Pologne, dans l’immédiat après-guerre, avait retardé la reconnaissance diplomatique de la Lituanie par Paris et rendu les relations difficiles[3]. La germanistique n’avait pourtant pas été le choix premier de ce jeune homme né à Roubaix, dans une famille d’origine alsacienne. Après une enfance douloureuse marquée par la Première Guerre, Raymond Schmittlein avait d’abord choisi l’aventure militaire. Il s’engagea comme zouave dans l’armée du Rhin. Il participa ensuite à la guerre du Rif et fut grièvement blessé, ce qui ruina la carrière militaire à laquelle il aspirait. Il chercha alors sa voie, entreprenant à la fois des études de médecine, de théologie, de russe, se décidant finalement pour la germanistique. Licencié en 1931, il partit un an à Berlin pour se préparer à l’agrégation d’allemand qu’il réussit en 1932, et y fit la connaissance de Gerta Eichholz, une Allemande qu’il épousa l’année suivante. Lecteur à l’Université de Kaunas et directeur de l’Institut français de Riga (1934-1940) Schmittlein resta quatre ans à Kaunas, au cours desquels il développa les relations culturelles et universitaires entre les deux pays. Il s’engagea en particulier pour la diffusion de la langue française et la formation des enseignants de français. S’inspirant de son expérience au lycée de Chartres, il rédigea une série de manuels scolaires pour les jeunes élèves lituaniens, Douce France et Sans Famille qui parurent à Kaunas de 1935 à 1938. Schmittlein enseigna aussi bénévolement le français à la Société Lituano-Française, dont il devint bientôt le secrétaire général. C’est sur cette association privée que reposait l’essentiel de la présence culturelle française en Lituanie[4]. Depuis le tout début des années 1930, ce lien interculturel avait encore été renforcé par l’ouverture d’une librairie française et d’un jardin d’enfants franco-lituanien. Outre ses activités d’enseignant, Schmittlein fut un conférencier régulier et s’engagea particulièrement dans la préparation de la grande exposition commémorant en 1937 le 125e anniversaire du passage de Napoléon en Lituanie, à l’occasion de la campagne de Russie. En 1936/1937, il s’impliqua dans la mise sur pied d’un Institut Français à Kaunas, dont il ne put pourtant prendre la direction. Schmittlein dut en effet quitter Kaunas à l’été 1938, victime d’une campagne de calomnies. Germaniste d’origine alsacienne, marié à une Allemande, il lui fut reproché par certains milieux d’être trop proche de l’Allemagne. Toujours soutenu par les autorités diplomatiques françaises, Schmittlein fut alors transféré dans les services culturels à Riga. Il s’agissait de malentendus, car Schmittlein était précisément celui qui avait mis l’opinion publique française en garde contre l’expansionnisme de l’Allemagne nazie. En effet, correspondant de l’agence Havas depuis son arrivée à Kaunas, il avait inlassablement rendu compte des événements de Memel. Cette expérience lui avait donné l’occasion de saisir la nature du national-socialisme et c’est dans cette expérience qu’il faut rechercher les raisons de son engagement immédiat aux côtés du général de Gaulle en juillet 1940. En Lettonie, il n’eut guère le loisir de développer les activités culturelles en tant que directeur de l’Institut français (fondé en 1921) et du lycée français de Riga. Dès le 1er septembre 1939, il fut mobilisé comme attaché militaire adjoint, c’est-à-dire comme chef du service français de renseignement pour la Baltique. Suite à une action de sabotage contre un navire venu rapatrier des Allemands de la Baltique avant l’offensive soviétique, Schmittlein fut arrêté et interné le 13 décembre 1939.[5] Ayant bénéficié de soutiens lettons, il fut libéré dans les derniers jours de décembre et dut quitter le territoire au plus vite. Le 4 janvier 1940, par le dernier avion qui décolla de Riga, il rejoignit Stockholm. La France Libre et le combat contre l’Allemagne nazie Après avoir poursuivi ses activités de renseignement pour l’ambassade de France en Suède et participé à la bataille de Narvik, Schmittlein, qui avait eu connaissance de l’appel du 18 juin, se mit immédiatement au service de la France Libre. Il rejoignit l’Égypte puis le Proche-Orient, monta un poste clandestin de radio à Haïfa avec l’aide de l’organisation juive Hagana (ce qui fut à l’origine de son soutien constant à la cause d’Israël), fit partie de l’équipe du général Catroux lors de la campagne de Syrie et du Liban avant que de Gaulle ne l’envoie en Union soviétique, comme numéro deux de la délégation de la France Libre. Il y resta du printemps 1942 à novembre 1943, puis regagna le Comité français de la libération nationale à Alger. En URSS, il s’était engagé pour l’envoi et la constitution du groupe d’aviateurs Normandie-Niemen, intervint en faveur des « Malgré-Nous » alsaciens tombés aux mains des Soviétiques, obtint directement de Molotov la reconnaissance du CFLN le 26 août 1943. De cette expérience, et bien qu’il n’ait jamais eu la moindre sympathie pour l’idéologie communiste, il garda une reconnaissance profonde pour l’URSS, doublée d’un antiaméricanisme viscéral résultant des tensions permanentes entre la France Libre et les États-Unis tout au long de la guerre. Schmittlein quitta Alger au début de l’été 1944 pour participer à la campagne d’Italie, au débarquement français à Saint-Tropez et joua un rôle de premier plan dans la libération de Belfort. Avec la Première Armée du général de Lattre de Tassigny, il pénétra en Allemagne, avant d’être nommé par le gouvernement provisoire de la République française directeur de l’Éducation publique (DEP) du gouvernement militaire français en Allemagne occupée. Pendant la guerre, les contacts entre Schmittlein et ses amis baltes furent interrompus. C’est en Allemagne occupée qu’ils furent partiellement renoués. Schmittlein en Allemagne : l’aide aux réfugiés et déplacés baltes Il n’est pas possible, ici, de rappeler l’action fondamentale menée par Schmittlein à la tête de la DEP, visant à la « rééducation du peuple allemand » par une double action, à la fois répressive et constructive, de dénazification et de démocratisation. Transformer la mentalité allemande et en finir avec la conception du voisin comme « ennemi héréditaire », œuvrer au rapprochement entre les deux pays faisaient partie de la nouvelle politique qu’il contribua à définir.[6] En marge de son action à la DEP, poursuivant ses activités de renseignement, Schmittlein visita les camps de personnes déplacées en zone française, recensant les Baltes, collectant par leur intermédiaire des informations sur l’Union soviétique, et venant souvent à leur secours. Son chef de cabinet à la DEP, Robert Marquant, se souvient : « Beaucoup de Baltes après de terribles années passées sous la domination allemande et soviétique s’étaient réfugiés sous l’égide de l’UNRRA dans le sud du pays de Bade et se tournèrent tout naturellement vers Schmittlein qui se dévoua corps et âme durant de longues années pour ses amis d’autrefois »[7]. Son action prit plusieurs aspects : il en aida certains à sortir des camps de personnes déplacées et à émigrer ; il aida la résistance lituanienne à s’organiser. Ainsi, il entra en contact avec le VLIK (Vyriausias Lietuvos išlaisvinimo Komitetas) – comité suprême pour la libération de la Lituanie –, organisation nationaliste et antisoviétique, qu’il établit en zone française et subventionna au moins jusqu’en 1949.[8] Sans trop se préoccuper – semble-t-il – de l’attitude de ces Baltes pendant la guerre (on était désormais en pleine guerre froide !), Schmittlein aida cette communauté à organiser sa nouvelle existence en Allemagne, accueillant un grand nombre d’étudiants baltes dans la nouvelle université de Mayence qu’il venait de fonder. Ayant retrouvé dans l’un des camps, son ancien collègue et ami Jonynas, Schmittlein fonda l’École balte des Beaux-Arts de Fribourg – où devaient être formés quelques grands artistes lituaniens[9]. Il lui en confia la direction et lui passa commande de plusieurs travaux pour le gouvernement militaire français, comme la conception de timbres-poste pour les nouveaux Länder de la zone française, ou l’illustration de ses propres ouvrages. Il lui commanda en particulier 17 bois originaux pour son livre Lokis. La dernière nouvelle de Prosper Mérimée (Éditions Art et Science, Bade, 1949). Une carrière politique aux dépens de l’engagement sociétal ? Rentré en France en 1951 pour se lancer dans une carrière politique (il fut député gaulliste du Territoire de Belfort; brièvement ministre à deux reprises en 1954 et 1955, vice-président de l’Assemblée de 1962 à 1965), on sait peu de choses des liens que Schmittlein entretint par la suite avec la communauté balte émigrée, en Allemagne ou ailleurs. Le mystère s’épaissit même autour des engagements de Schmittlein, l’aide apportée aux réfugiés baltes antisoviétiques dans l’immédiat après-guerre s’accordant mal, à première vue, avec l’action qu’il mena au sein du Comité France–URSS, dont il fut l’un des vice-présidents à partir de juin 1957. Également à la tête du groupe d’amitié France–Israël au Parlement, il est cependant attesté qu’il intervint à plusieurs reprises auprès des autorités soviétiques pour faciliter l’émigration vers Israël de Juifs originaires des pays baltes. Le choix d’une carrière politique atypique dans les rangs gaullistes conduisit Schmittlein à se détacher de son engagement initial en tant que « passeur » culturel. Son activité dans les services de renseignement, dont on ne connaît que des bribes, brouille la cohérence de son parcours. S’il encouragea dans la deuxième moitié des années 1930 la diffusion de la culture française en Lituanie, Schmittlein ne s’engagea alors que marginalement pour une meilleure connaissance de la Lituanie et des pays baltes en France. Sans doute faut-il faire exception d’une petite brochure, rédigée avec Jean Cathala, Estonie, Lettonie, Lithuanie, éditée en français à Tallinn[10], qui n’eut guère de diffusion en France. Il ne fut donc médiateur qu’à demi : Schmittlein s’en était alors tenu à une conception traditionnelle de l’expansion culturelle française à l’étranger. Cependant, il fut incontestablement un partenaire de bonne volonté pour les Lituaniens qui avaient établi un réseau d’associations et d’organisations de rapprochement et d’amitié entre les deux peuples. C’est sans doute en Allemagne, par le soutien à la communauté balte « déplacée » et par la fondation de l’École balte des beaux-arts qu’il contribua le plus activement à préserver la culture balte en exil. En faisant appel à Jonynas à plusieurs reprises, en publiant des articles sur la langue et la culture lituaniennes dans des revues d’érudition (notamment dans la Revue Internationale d'onomastique qu’il dirigeait) Schmittlein, après 1945, fit sans doute davantage que dans l’entre-deux-guerres pour faire connaître la Lituanie en France, mais ses efforts ne trouvèrent d’écho que dans un cercle élitiste plutôt étroit. © Corine Defrance, 2008 - © Cahiers Lituaniens, 2008
[1] Pour les références plus précises sur le parcours de Schmittlein, voir Corine Defrance, « Raymond Schmittlein: Leben und Werk eines französischen Gründungsvaters der Universität Mainz », in Michael Kissener, Helmut Mathy (éd.), Ut omnes unum sint (Teil 1) Die Gründungspersönlichkeiten der Johannes Gutenberg-Universität der Universität Mainz Stuttgart, 2005 ; id., Raymond Schmittlein: un itinéraire dans la France Libre, entre activités militaires et diplomatiques, in: Relations Internationales 108 (2001). [2] Si le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale mit un terme à son projet de doctorat, il devait cependant publier une partie des résultats dans son ouvrage Études sur la nationalité des Aestii, tome 1, Toponymie lituanienne, Bade, 1948. [3] Julien Gueslin, « Entre illusion et aveuglement : la France face à la question lituanienne (1920-1923) », in : Cahiers Lituaniens, n° 2, 2001. [4] Julien Gueslin, « La Lituanie et la culture française pendant la première indépendance (1918-1940) », in : Cahiers Lituaniens, n° 8, 2007. [5] Jean de Beausse, Carnets d’un diplomate français en Lettonie 1939–1940, Riga, 1997. [6] Corine Defrance, La politique culturelle de la France sur la rive gauche du Rhin (1945–1955), Strasbourg 1994 ; Stefan Zauner, Erziehung und Kulturmission. Frankreichs Bildungspolitik in Deutschland 1945–1949, Munich, 1994. [7] Robert Marquant, « Raymond Schmittlein 19 juin 1904–29 septembre 1974 », in: Manfred Heinemann (éd.), Hochschuloffiziere und Wiederaufbau des Hochschulwesens in Westdeutschland 1945–1952, die französische Zone, Hildesheim, 1991. [8] Tom Bower, The Red WebMI6 and the KGB Master Coup, Londres, 1989. [9] Laima Bialopetravičienė, « Vytautas Kazimieras Jonynas : ‘au croisement mondial des arts’ », in : Cahiers Lituaniens, n° 8, 2007. [10] Imprimerie R. Thover & Ko, Tallinn, s.d. (sans doute 1937).
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