Cahiers Lituaniens
Le grand poète Maironis

par Aldona Ruseckaité
Directrice du Musée Maironis de la littérature lituanienne 
à Kaunas

Maironis est une figure emblématique de la poésie lituanienne. Son nom couvre toute une époque de la culture littéraire du pays. Au tournant des XIXe et XXe siècles, l'œuvre de Maironis est à l'origine d'une école poétique, avec ses thèmes spécifiques et ses propres formes de versification dont la portée est d'une importance majeure pour l'évolution de la poésie lituanienne.

Ses poèmes sont profondément ancrés dans la conscience nationale et appartiennent aujourd'hui encore au patrimoine culturel de la Lituanie. La poésie de Maironis éveille toujours un sentiment de fierté nationale et d'élan patriotique chez les Lituaniens ; elle a contribué à la formation de l'identité nationale et à la compréhension de sa valeur, tant durant les périodes de renaissance nationale que durant les époques d'oppression. Ses vers sont devenus une composante de l'art populaire et étaient chantés jadis comme ils le sont aujourd'hui encore.

Maironis ne fut toutefois pas seulement un grand poète, mais également un dramaturge, un savant, un enseignant, un historien, un publiciste, un théologien et le recteur du Séminaire catholique de Kaunas.

De son vrai nom, il s'appelait Jonas Maciulis. Il est né le 2 novembre 1862 dans le petit domaine de Pasandravis, près de Raseiniai. Son père, paysan libre et peu cultivé, était une personnalité forte, à l'esprit vif et débordant d'énergie. Dans ses ambitions, il ne cédait en rien aux nobles du voisinage. Son fils Jonas a sans doute hérité de certains traits de son père. La mère était une femme calme, douce et affectueuse. C'est dans une ambiance familiale chaleureuse que Jonas, l'aîné, a grandi, avec ses trois sœurs Kotryna, Marcelé et Pranciska.

Le futur poète fit ses études primaires à la maison, où l'instituteur se déplaçait exprès pour lui. Plus tard, sous le nom anobli de Maciulavicius, il entre au Lycée de Kaunas, puis part à Kiev pour poursuivre ses études à la Faculté des belles-lettres de l'Université. Lors de ses études au lycée, il s'enthousiasme pour les œuvres de Mickewicz, Slowacki, Kraszewski, Lermontov, Pouchkine et Schiller, qui l'attirent par leur exaltation romantique et leur attachement à l'histoire. Le niveau de l'Université de Kiev ne le satisfait cependant pas. En outre, il commence à s'intéresser à l'histoire du peuple lituanien et à son passé. Après avoir suivi pendant six mois les cours de l'université de Kiev, Maironis revient en Lituanie et, en 1884, il entre au Séminaire de Kaunas. A partir de ce moment-là, il trace sa destinée et il n'en dérogera plus. Sans hésitation, il va suivre le chemin, parfois douloureux, de sa vocation jusqu'à la fin de sa vie.

Après ses études au séminaire, il part pour Saint-Pétersbourg à l'Académie religieuse catholique. En 1892, il revient avec le titre de professeur au Séminaire de Kaunas, où il passe, selon ses propres mots, "les plus heureuses années". Il y enseigne les dogmes de la théologie et le catéchisme. Il est très apprécié par ses étudiants qui voit en lui le poète en vogue dont les vers se transforment en chansons. Deux ans plus tard cependant, Maironis part à Saint-Pétersbourg comme enseignant cette fois à l'Académie religieuse catholique et y reste pendant quinze ans.

En 1909, il retourne dans son pays natal où il est nommé recteur du Séminaire de Kaunas, poste qu'il gardera jusqu'à la fin de sa vie, le 28 juin 1932. Il se voue à ses fonctions et introduit des réformes, notamment en lituanisant l'enseignement, qui était jusque-là essentiellement en polonais. A titre privé, il achète dans la vieille-ville de Kaunas un hôtel particulier de style baroque, qu'il fait restaurer et où il s'installe. Cette maison est transformée en musée à partir de 1936 et elle subira d'importants travaux d'agrandissement et d'aménagement. Aujourd'hui, c'est le plus grand musée de la littérature lituanienne et il porte son nom. Outre une vaste exposition qui retrace l'histoire de la littérature du pays, il comprend l'appartement avec les huit pièces élégantes et richement décorées où vécut Maironis.

Dans sa carrière ecclésiastique, Maironis aspirait à la prélature. Cependant, il ne reçut jamais la mitre, malgré ses multiples tentatives. Ses idées patriotiques et son engagement pour l'indépendance à l'époque tsariste, ainsi que son lyrisme poétique, nuisirent à la réalisation de ses ambitions. D'autres facteurs y ont aussi contribué tels que la jalousie et la mesquinerie d'une partie de son entourage.

Maironis se mit à écrire ses premières poésies à l'époque de ses études au lycée de Kaunas. Le journal Ausra (Aurore) publie ses premiers vers en 1885 et la première édition de son recueil de poésies, sous le titre Pavasario Balsai (Les voix du printemps), date de 1895. Ce fut un petit livre de 78 pages comprenant 45 poésies. Il est signé de son pseudonyme Maironis. On pense que le poète a choisi ce nom lors de ses études à l'Académie religieuse catholique de Saint-Pétersbourg. Durant le cours d'histoire de l'Eglise, il découvre les travaux d'un docteur en théologie et philosophie qui s'appelait Mayrones. Ce théologien des XIIIe et XIVe siècle naquit en 1280 en France, dans la localité de Mayrones. La lecture de ses écrits eut une influence déterminante sur le jeune étudiant au point qu'il choisit son nom comme pseudonyme.

Maironis est l'auteur de ce seul recueil de poésies, Pavasario Balsai, mais ce dernier a été réédité cinq fois de son vivant. Chaque édition a été complétée par de nouvelles poésies. La dernière édition comportait 131 poèmes. A ce jour, une trentaine d'éditions des Pavasario Balsai a vu le jour. Le livre ne reste jamais longtemps sur les rayons des librairies et trouve sa place dans la bibliothèque de chaque famille lituanienne.

Déjà, dans la première édition des Pavasario Balsai apparaît sa veine créatrice. Se nourrissant de la poésie du XIXe siècle, le jeune auteur définit rapidement ses thèmes et son style. Maironis travaille la langue lituanienne et met en valeur sa sonorité, son harmonie et sa beauté.

La thématique lyrique de Maironis s'appuie sur deux visions, l'une sociale, l'autre plus individuelle et intimiste.

Déjà avec ses premiers poèmes, Maironis introduit dans la littérature lituanienne un jeune héros, rebelle et romantique, qui appelle à lutter contre l'oppression de la Patrie, à secouer le joug de la Russie tsariste et à s'offrir en sacrifice. Le poète joue ici un rôle de tribun, de leader spirituel de son peuple et de défenseur des droits de sa nation. Son cœur sera mis à l'épreuve par la " beauté des jeunes filles " du pays, mais son seul grand amour est " sa patrie bien-aimée ".

Parallèlement à ses poèmes épiques, Maironis chante avec beaucoup de finesse la nature de la Lituanie, décrit les paysages de sa Patrie, avec ses rivières, sa mer Baltique, ses collines avec châteaux, ses champs en fleurs, ses 'Christ de pitié' au bord des chemins, " les frères laboureurs ", " les sœurs aux cheveux d'or tressés " et le ciel étoilé.

Dans ses œuvres, le poète magnifie le passé héroïque de son peuple par opposition à son morne présent ; il veut " ressusciter au moins un aïeul parmi les géants du passé et entendre au moins une parole forte parler des temps anciens… ".

Depuis longtemps, les Lituaniens récitent et chantent ses poèmes pour eux-mêmes et, plus encore, aux grands moments de l'histoire de leur pays. Le poème Lietuva brangi (Lituanie chérie) est devenu, à l'époque soviétique, le véritable chant de ralliement contre le régime. Même lors de fêtes familiales, les Lituaniens le chantaient debout.

Dans la poésie lyrique de Maironis, des motifs plus personnels émergent également. Il parle de cette angoisse profonde qui "oppresse la poitrine" et pèse de tout son poids, de cette lutte incessante entre la voix du cœur et celle de la raison qui ne "laissent que la douleur et la plaie qui saigne", de la solitude qui "déchire le cœur dans la poitrine".

Quoique prêtre, Maironis écrivait des poèmes d'amour et s'entourait de muses, dont il appréciait la compagnie et l'amitié. Ses albums de photos nous montrent des portraits de femmes aux visages gracieux, pleins d'esprit et de mystère. Son œuvre traduit bien le conflit entre les désirs charnels et la condition religieuse. S'adressant un jour à une femme à "la pâleur expressive du visage", le poète avoue avec douleur : "ma chère, ma destinée m'oblige à suivre un autre chemin de vie"…

Maironis a également écrit des poèmes, des œuvres dramatiques, des essais historiques. Ses archives permettent de découvrir de nombreux textes de sermons, conférences, discours et interventions. Dans sa vie personnelle, le poète était réservé et avait l'air plutôt sévère et distant. Cependant, dans les souvenirs de ses proches se dégage une personnalité originale, intelligente et très cultivée, un grand poète et en même temps un homme très simple, solitaire, assez triste ; en Maironis, l'artiste, l'homme et le citoyen n'ont pas toujours été compris et appréciés par ses contemporains à sa juste valeur.

Le célèbre poète et universitaire lituanien Tomas Venclova, professeur aux Etats-Unis, parle ainsi : " Aujourd'hui encore, quel plaisir de s'oxygéner avec les vers de Maironis et de se rincer la gorge avec ses sons, d'être entraîné par leur rythme et d'écouter leur écho dans l'air… "

Plus d'un Lituanien pourrait s'approprier ces mots.



© Aldona Ruseckaite, 2001
© Liudmila Edel-Matuolis pour la traduction française, 2001